Ces paroles inspirées de lectures, de rencontres, de réflexions et de sa propension à jeter un regard critique sur la société qui l'entoure, Guy les offre aux créateurs de musique à la recherche de textes significatifs.
« La chanson… c’est un vivant petit oiseau sensible et intelligent dont l’univers est la cour, il connaît et ressent tout mais en petit, c’est très parent avec le conte et la fable. » – Félix Leclerc
Je m'en fous
Au début de son livre Les Barbares, essai sur la mutation, Alessandro Baricco* dit ceci à propos des « nouveaux barbares » qui sévissent actuellement :
« D’habitude, on se bat pour contrôler des points stratégiques de la carte. Aujourd’hui, les agresseurs font quelque chose de plus radical, qui va plus en profondeur : ils sont en train de redessiner la carte […]. Ils remplacent un paysage par un autre et y créent leur habitat. »
Dans ce livre superbement bien écrit, Baricco constate que nous assistons à des changements profonds dans notre manière d’aborder la vie et il s’interroge sur le sens de cette mutation qui lui apparaît, à certains égards, comme un mouvement de « décivilisation », comme une sorte de recul de l’humanité, cette humanité que nous avions pourtant crue en marche vers une humanisation toujours plus grande.
Pour bien saisir le sens de mon propos, établissons d’abord une distinction avec le philosophe André Comte-Sponville** :
« […] l’hominisation (qui est un fait biologique) m’importe moins que l’humanisation (qui est un fait culturel). Par la première, nous sommes ce que la nature a fait de nous. Par la seconde, ce que l’humanité en fait. L’hominisation nous distingue des autres animaux. L’humanisation, de la barbarie, ou de l’inhumanité – y compris de celles que tout homme porte en soi, et qui le portent. »
La barbarie, l’inhumanité, ce serait donc cette part de nous qui manque à l’appel de la civilisation et qui, lorsqu’elle prédomine, nous conduit à nous retourner contre nous-mêmes, à nous autodétruire. C’est pourquoi il importe que l’être humain ne tienne pas son humanisation pour acquise, et qu’il continue d’avancer vers elle comme vers un horizon infini. Mais comment s’humaniser davantage? Le premier pas, à ce moment-ci, est certainement de résister à la barbarie, dont celle-ci, qui se manifeste à grande échelle dans nos sociétés et qui risque de nous faire perdre toute dignité : la marchandisation de l’activité humaine.
Par résistance il faut entendre non pas « cette révolte romantique, dira le philosophe Normand Baillargeon***, […] qui existe essentiellement dans un certain rapport à soi-même », mais plutôt celle que l’on peut « mener collectivement et qui se caractérise par un souci de l’autre ». Il écrit :
« La résistance telle que je l’espère, tel que je nous la souhaite, est une résistance pour et avec autrui, lucide et généreuse, alimentée d’idéaux de justice et de vérité, qui sont sans doute d’abord ressentis dans la brûlure de la révolte contre l’injustice et le mensonge, mais qui, très vite, se formulent de plus en plus clairement et se communiquent, se font moins abstraits et s’incarnent dans des combats à travers la rencontre avec les autres, la solidarité, l’éducation, l’action. »
Dans son livre intitulé Grandeur et Misère de la Modernité, le philosophe Charles Taylor**** tient lui aussi des propos inspirants pour qui veut se mettre en action :
« La nature d’une société libre repose sur le fait qu’elle sera toujours le théâtre d’un conflit entre les formes élevées et les formes basses de la liberté. On ne peut abolir ni l’une ni l’autre, mais on peut en déplacer la ligne de partage, non pas définitivement, mais en tout cas, pour quelques individus, pour quelque temps, dans un sens ou dans l’autre. Par l’action sociale, l’évolution politique et aussi en touchant les cœurs et les esprits, les meilleures formes de cette société peuvent momentanément gagner du terrain. »
Je m’en fous
Je suis un occidental
De l’atlantique nord
La tête dans les étoiles
Le cul trempé dans l’or
Je suis un ayant droit
Je vis pour la victoire
Je vous impose mes lois
Je m’en fais un devoir
On dit que sur la terre
L’enfer c’est les autres
J’m’occupe de mes affaires
Occupez-vous des vôtres!
Et toi l’original
Qui clame son désaccord
Je te dis : « c’est normal
C’est qu’t’es pas du bon bord »
Relaxe don’ mon ami
Relaxe don’ que j’te dis
Écoute bien ce mantra
Il est juste pour toi :
Je m’en fous!
Allez! Écoute bien ceci
et répète après moi :
Je m’en fous!
Je n’ai pour seul langage
Que celui de l’argent
J’en fais si bon usage
Que je te saigne à blanc
- Je m’en fous!
Une terre au pillage
La misère au suivant
Ainsi va l’héritage
Laissé à tes enfants
- Je m’en fous!
Politique de l’image
Vérité en suspend…
Miroitent les mirages
Pour tromper ton jugement
- Je m’en fous!
Je te ris au visage
D’un air condescendant
Je t’amène à l’abattage
Tu restes indifférent
- Je m’en fous!
Allez, répète encore :
Tout est parfait comme ça!
- Tout est parfait comme ça
On ne changera pas le monde!
- On ne changera pas le monde
Voilà, c’est réglé!
L’individualisme, la technologie, l’économie de marché, que je critique souvent dans mes textes de chansons, ne sont pas en tant que tel des choses condamnables. Souvent, tout est question de ligne de partage, comme le dit Taylor. Le problème survient en effet quand l’individualisme ne répond plus à un besoin de différenciation, d’identité, mais devient plutôt égocentrisme ou narcissisme; quand la technologie n’est plus un moyen, un facilitateur, mais devient une fin en soi que nous préférons à la connaissance, à la réflexion, à ce qui émeut l’âme; quand l’économie n’est plus une activité d’échange de biens et de services essentiels, mais devient plutôt synonyme de « libre marché », entraînant une commercialisation de toutes les sphères de nos vies, matériels comme expérientiels, si bien que nous pouvons acheter et vendre n’importe quoi, voire n’importe qui, ce qui pose parfois de sérieux problèmes sur le plan éthique (pensons au commerce d’organes, aux services de mères porteuses, aux cobayes pour tester des médicaments, aux itinérants pour attendre à notre place dans une file d’attente, aux personnes pauvres pour porter un tatouage publicitaire et j’en passe). À mesure que s’allonge le bras du libre marché se rétrécit notre bien commun, et se rétrécit aussi notre pouvoir de déterminer des finalités qui valent pour nous, les êtres humains. Ce n’est pas rien…
Il faut se le dire : sans nous, rien ne changera. La logique est simple : les grandes entreprises, qui tiennent la valeur marchande pour mesure de toute chose, échappent aux règles d’une économie saine comme à celles de la démocratie. Tout en pouvoir qu’elles sont, elles exercent une influence déterminante sur les gouvernements que nous élisons et parviennent à imposer leurs priorités. Seule une communauté politique alerte et engagée peut espérer rééquilibrer la situation ou, à tout le moins, faire cesser le mépris des puissants à l’égard de la majorité. Chaque fois que nous renonçons collectivement à nous occuper de notre monde, quelques-uns s’en occupent à notre place, et c’est rarement dans notre intérêt! Alors, me dis-je en écrivant ces textes, pourquoi ne pas tenter de faire gagner du terrain aux meilleures formes de la liberté, celles qui contribuent à notre épanouissement collectif et individuel plutôt qu’à notre servitude? Faisons-le en prenant en compte la nature, à laquelle nous sommes intimement liés, et les autres, pour ce qu’ils ont en eux d’humanité.
Le texte qui suit (Je m’en fous) aborde le thème de l’indifférence. Elle est sans doute notre pire ennemie. Le texte dépeint de manière ironique ce qu’est à mes yeux un appel vers le bas (et ça existe!), un appel contre lequel il faudrait se dresser, me semble-t-il. La cupidité des puissants, mais aussi l’indifférence de la majorité (une majorité fragmentée, morcelée, qui ne fait plus corps), voilà les ingrédients pour que s’accentue notre déshumanisation.
* Baricco, Alessandro, Les barbares, essai sur la mutation, Gallimard, 2014 (pour la traduction française), p. 15.
** Comte-Sponville, André, Le goût de vivre et cent autres propos, Albin Michel, 2010, p. 87.
*** Baillargeon, Normand, Esquisse d’une phénoménologie de la résistance dans La dure école, Leméac, 2016, p 37 à 42.
****Taylor, Charles, Grandeur et Misère de la Modernité, Bellarmin, 1992, p 98-99.