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Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.

Feu chez Ti’mon

– Problème d’allumettes –

La petite sœur, souvent épatée par le génie de son grand frère, accepta avec enthousiasme l’idée d’un festin de saucisses sur le lit de mes parents. Un plan d’action fut précipitamment élaboré. Je m’occuperais de la logistique technique de la cuisson, car, étant l’homme de la maison, c’était normal que l’organisation de ce BBQ impromptu me revienne. Jouant le rôle de maman dans cette mise en scène, la petite sœur se préoccuperait plutôt des tâches normalement réservées à la reine du foyer. Elle irait faire l’épicerie au frigo pour les ingrédients nécessaires pour notre festin : les saucisses et les pains, ainsi que les garnitures essentielles : de la moutarde et de la relish.

 

Après le « briefing » de planification, nous nous dirigions vers la cuisine, sûrs que l’expédition d’approvisionnement ne nous réserverait aucune embûche de la part de Doris. L’affrontement toujours fiévreux et captivant des Canadiens et des Maple Leafs nous assurait un champ libre dans la cuisine. L’acquisition des provisions de bases fut facile. Cependant, mettre la main sur tout le matériel nécessaire pour mettre en œuvre la cuisson de nos hot-dogs représentait un plus grand défi. Mon plan pour la cuisson exigeait des outils et de l’équipement assez particulier. Il nous fallait un genre de bassin pour contenir le feu, une grille pour étaler les saucisses et un carburant pour brûler. Encore une fois, ma grande débrouillardise et mon ingéniosité me servirent bien. Pour le feu, je trouvai le gros plat à rôtir de ma mère qui servait habituellement comme cercueil incinérateur pour la pauvre dinde du temps des fêtes. Les vieux Winnipeg Tribune, empilés sous l’escalier en attendant leur destin final de couche protectrice contre les pipis de chat sur les planchers nouvellement cirés, trouveraient un destin beaucoup plus noble en tant que carburant. Enfin, la grille à l’intérieur du four pouvait facilement être retirée et servirait à étaler nos saucisses sur le feu de camp. Mission accomplie, nous étions prêts à passer à la cuisson. Les commentaires affriolants de René Lecavalier accompagnés des cris d’excitation de Doris nous assuraient un travail ininterrompu. Prochaine étape, l’allumage du feu.

 

Cette étape nous poserait sûrement un défi d’envergure monumentale. Bien que nous avions un accès facile aux allumettes — plusieurs paquets d’allumettes n’étaient pas très bien cachés dans la petite armoire à droite de l’évier de la cuisine, la même petite armoire où se trouvaient les bougies rouges qui servaient d’éclairage lorsqu’il y avait une panne d’électricité —, cet accès représentait tout de même un véritable labyrinthe de complexité. Bref, nous, les enfants, étions défendus d’utiliser ces allumettes. Celles-ci étaient réservées seulement en cas de panne d’électricité ou n’importe quel autre cataclysme dans le monde. En plus, advenant une telle situation de perturbation mondiale, seulement les adultes avaient le droit de manier ces allumettes, car, selon ma mère, ces petits brins de bois imprégnés de soufre représentaient un autre danger parmi tant d’autres camouflés dans ce monde hasardeux qui pourrait faire du mal à ses enfants.

 

Nous doutions qu’allumer le feu de camp sur le lit de mes parents pour y faire rôtir quelques saucisses constituât une crise mondiale majeure. Allumer le feu avec ces allumettes pourrait toujours être fait en cachette, mais c’est ici où le problème se compliquait davantage. Utiliser les allumettes serait sûrement une infraction importante qui se qualifierait comme un péché du genre « la désobéissance envers tes parents ». Bien que désobéir à ses parents tombât dans le rang des péchés les plus populaires auprès de mes compères du village, le fait que nous nous retrouvions au dernier samedi du mois ajoutait à la complexité de toute l’affaire. Afin que nous puissions être absous de ce péché par monsieur le curé, il faudrait attendre quatre semaines pour les confessions du premier vendredi du mois. Vivre en état de vrai péché, sans dire un péché intentionné par-dessus le marché, durant quatre semaines avant que l’éponge soit passée de nouveau sur mes péchés me faisait peur. En plus, ma solitude dans cette tentative de péché aggravait la situation. La petite sœur n’avait pas encore l’âge de raison, c’est-à-dire, elle n’avait jamais eu l’expérience du confessionnal. D’ailleurs, c’était une autre chose qui me mystifiait au sujet de la religion catholique. Comment un enfant d’âge préconfessionnal pouvait-il pécher autant qu’il le voulait sans les menaces constantes des mêmes ramifications du destin infernal que nous, les habitués du confessionnal, devions subir? Ce n’était tout simplement pas juste. Que mon partenaire dans cette tentative de péché se trouvât au départ immunisé contre le péché semblait empirer la sévérité de notre désobéissance délibérée. Le blâme ne serait pas partagé. Ça serait moi, et moi seul, qui devrais endosser la responsabilité de cette action abjecte. Ce n’était tout simplement pas juste. Enfin, allumer le feu avec des allumettes était absolument hors de question.

(suite au prochain numéro)

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