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Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.

Un Noël en août

– Le Red River Ex –

Le cliquetis du tourniquet d’entrée annonça mon arrivée. Je réalisai immédiatement que je me retrouvais au seuil d’une des plus grandes aventures que la vie sur cette terre proposait à ceux qui osaient chercher à mettre un peu de piquant à leur sotte existence. À perte de vue, le Red River Ex s’étendait devant moi — une vaste brochette de couleurs et de vacarme, de lumières et d’odeurs, de spectacles et de manèges, le tout entremêlé dans une foultitude écrasante. Cette mixture excitante m’exhortait et s’apprêtait à m’enlacer. Mon chanceux de frère, déjà à sa troisième année consécutive à visiter cette merveilleuse exposition, m’en avait souvent parlé, alors ma visite inaugurale était des plus planifiées. La journée s’annonçait bien; il n’était que dix heures du matin et déjà, il faisait chaud et ça puait.

L’importance du moment justifiait la fébrilité qui me consomma ainsi que l’anxiété qui m’agrippa. Est-ce que je saurai pleinement apprécier cet apogée de bonheur qui se déployait devant moi? Après tout, à la tombée de ma première décennie sur cette terre, je n’étais qu’un jeune simplet de la ferme, un pauvre innocent, extrêmement susceptible à me faire enfirouâper par toutes les perversions que cette aventure me promettait. Je ne pouvais pas demander mieux.

Mon ami Antoine m'accompagna. D’après les filles du village, Antoine était laid et épais. Ces sottes filles étaient tout simplement incapables d’apprécier le summum de répugnance excentrique que pouvait représenter Antoine. Détenteur d'une corpulence fort importante, Antoine possédait des habitudes alimentaires des plus dégoûtantes. Lorsqu’Antoine mangeait, un véritable spectacle de cirque se déroulait, un peu comme faire le train dans la soue à cochons quand les cochons ont très faim. L'affouragement de ce gros bonhomme représentait une aubade sonore autant qu'une affaire gastronomique. La quantité de sa consommation était également époustouflante. Son estomac de plomb semblait accepter tout, des cœurs de pommes autant que les pelures d'orange. Ce véritable omnivore était réputé d'avoir même mangé tout rond, après un défi lancé par son grand frère, le hamster de sa sœur. En conséquence, les filles du village l’avaient baptisé Cochon et Antoine portait bien son sobriquet, et il en était même fier. Pour moi, la grossièreté absolue de ce gros motton de p’tit bonhomme me fascinait et, en effet, c'est justement ce trait exceptionnel qui faisait de lui un des individus les plus intéressants de tout mon entourage d'amis. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'avais choisi Antoine pour m'accompagner à mon initiation au Red River Ex, et ainsi que le fait qu’il avait plus d'argent que moi.

Ce jour-là, nous étions des invités spéciaux. Cette journée à la foire avait été désignée le Jour des 4-H, c’est-à-dire une journée où tous les jeunes fermiers en herbe venaient en ville pour étaler leurs plus belles tomates et vanter leurs plus beaux bétails. À noter que nous, les gars de la campagne, n’avions que deux choix de clubs dans lesquels nous pouvions adhérer durant nos années formatrices. Les enfants de chœur étaient l’un de ces groupes. Cependant, il est sans dire que faire corps avec cet illustre groupe de jeunes et futurs piliers de la foi n’était point un choix, mais une obligation. Notre adhésion était plus ou moins forcée par les efforts collectifs de recrutement de nos parents, des Sœurs et, bien entendu, du racoleur en chef, Monsieur le Curé.

L’autre mouvement auquel nous pouvions nous joindre était celui du Club 4-H. Mandaté pour nous éduquer aux meilleures pratiques agricoles, ce groupe s’était aussi donné comme mission de promouvoir les bonnes mœurs chez la jeunesse fermière. Quoique, dans ma naïveté enfantine, je n’arrivais guère à voir le rapport entre ma bonne morale sociale et mes habiletés de bien sarcler mon jardin, j’avais tout de même choisi de devenir membre des 4‑H. L’adhésion à cette association donnait droit à une entrée gratuite au Red River Ex, un privilège incontestablement des plus alléchants. En effet, cette carotte de recrutement représentait l’unique raison pour laquelle Antoine et moi faisions partie des 4-H. Malheureusement, l’état pitoyable de nos jardins était un flagrant témoin de notre fausse aspiration à devenir de bons fermiers.

(suite au prochain numéro)

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