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Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.

Un Noël en août

– Crevés, mais comblés –

Nous retournions au cœur de la foire où la foule de ce matin semblait avoir enflé et épaissi. L’état maigre des états financiers d’Antoine exigeait que nous restions plutôt en coulisses. Ça faisait bien mon affaire. Notre abstention imposée me permettrait davantage d’exercer à plein mes qualités analytiques de la foultitude intéressante dans laquelle je m’étais plongé. Ici, devant moi j’avais un véritable festin de particularités et de sensations analysables.

 

En haut de ma liste se trouvaient les pickpockets. Ces salauds avaient tous l’air pareil : tous grands, maigrichons, cure-dent au coin de la lèvre droite, toujours adossé contre un mur ou un poteau de quelques sortes, tous experts à faire craquer les articulations de leurs doigts. En plus, ils ne portaient jamais de bagues, autrement celles-ci risqueraient de s’accrocher à l'intérieur des poches de leurs innocentes victimes. Dans l’espace d’une dizaine de minutes, Antoine et moi en avions repéré 122. Cela nous fit un peu peur, peur de se faire voler nos rogatons d’économies contre ces vautours voleurs.

 

C’était plutôt inquiétant, au point où nous devions prendre des mesures sérieuses et assez drastiques afin de nous protéger. Donc, mon argent fut transféré de ma poche arrière à ma poche gauche du devant de mon pantalon. En plus, afin de rendre cet argent quasiment inaccessible, Antoine me prêta son mouchoir, une guenille rendue des plus dégueulasses après des semaines de maints éternuements et de maintes décharges visqueuses. Ce mouchoir servirait comme bouchon abritant l’argent au fond de ma poche contre l’infiltration des doigts sournois du piqueur-bandit. En plus, ce bouchon morveux agirait comme garde contre mes propres faiblesses prodigues. Bien que celles-ci soient plutôt rares, il fallait tout de même y penser deux fois avant de se mettre la main dans ma poche bancaire.

 

Il était très probable que l’assaillante et constante panoplie de bruits et de couleurs que nous avions éprouvée au cours de la matinée avait engourdi nos sens, car la fin de l’après-midi se déroula avec ce qui nous semblait moins d’énervement. Les dernières heures au Red River Ex furent passées aux petites grues de cinq sous. Ces Nickel Diggers nous offraient une occasion de nous rédimer le moral tant abîmé par les pertes de ce matin. Mais hélas, la chance n’était pas de notre côté! J’étais à mon dix-septième cinq sous quand Antoine se mit à beugler qu’il avait faim.

 

Après avoir jeûné pendant plus de deux heures, un record qu’il n’espérait jamais être obligé de battre, il me supplia de lui prêter 1,50 $ afin qu’il puisse s’acheter un hamburger. D’après lui, ce hamburger vivifiant lui était absolument vital et s’il ne mangeait pas bientôt, il perdrait connaissance et je serais obligé de le charrier sur le dos jusqu’au stationnement. Cette image de moi en train de transbahuter ce gros bétail lourd à travers le parc agit comme un débloqueur efficace et immédiat dans le retrait de ce 1,50 $ de ses ténèbres sombres de ma poche de pantalon. Antoine acheta son hamburger et se le bourra d’un seul coup dans la bouche. Sa gloutonnerie l’obligea à respirer par le nez, un tour de force fort impressionnant d’après moi. Finalement, l’engouffrement du hamburger, et surtout la vitesse épatante à laquelle ce sandwich fut dévoré, représentait en lui-même un spectacle à couper le souffle. J’étais non seulement impressionné, mais aussi récompensé en sorte du prêt sûrement défaillant que je venais d’accorder à Antoine pour l’achat de son hamburger.

 

À la fin de la journée, nous quittions le parc forain, crevés mais comblés. J’avais un mal de tête, Antoine se plaignait d’un mal d’estomac, et nous n’avions plus d’argent. Mais enfin, encaissée pour toujours dans nos archives personnelles, cette chronique d’une journée merveilleuse, quasi surnaturelle, se rangeait pour longtemps parmi les souvenirs les plus souvent racontés. Du moins, nous en parlerions sûrement au déjeuner le lendemain matin. Ce fut une belle journée pour moi, cette première visite au Red River Ex. Un véritable Noël en août.

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